Winston déboula dans la chambre en traînant les savates sur le parquet en bois verni. Depuis son panaris, les chaussures lui étaient interdites. Il tira les rideaux de la grande fenêtre au ralenti. Une lumière blafarde de septembre dégoulina dans la chambre comme une marmelade moisie. Une petite pluie dégringolait soutenue en crépitant sur le manoir.
Couchée dans son grand lit à baldaquin, la tête enfouie dans l'oreiller, Lara poussa un gémissement et marmonna :
— Winston, mais qu’est-ce que vous faites ?
— Il est presque midi, miss Croft, et vous avez rendez-vous cet après-midi au musée de Londres pour inaugurer l'ouverture de la collection égyptienne.
— Bon sang, j'avais complètement oublié, articula-t-elle d’une voix presque étouffée, téléphonez-leur et dites que je suis malade.
— Pourtant c’est une expo qui vous tenait à cœur.
— Oui, mais y en a marre des momies. Ça me déprime. Annulez.
— Très bien, je leur dirai que vous avez la grippe.
— C’est ça, et maintenant laissez-moi dormir.
Et elle plaqua l’oreiller sur sa tête.
Lara décida quand même de se lever vers 15 heures.
Vêtue d’un long tee-shirt XXL imprimé avec le portrait de Liam Gallagher, les pieds dans des pantoufles en forme de Bugs Bunny, elle descendit à la cuisine et s’installa à la table.
Winston lui versa un grand bol de café noir Colombien, qu’elle bu par petites gorgées en lisant la lettre de Von Croy arrivée ce matin.
« Ma chère Lara, tu seras certainement étonnée de recevoir de mes nouvelles, alors que tout le monde me croit mort. Mais c'était pour brouiller les pistes. J’ai enfin trouvé l’entrée de la Terre creuse dans l'Arctique. Je viens de faire une première reconnaissance en hydravion sur les bords de l’ouverture. Le paysage polaire a laissé place à des prairies et des forêts. J’ai pu voir des dinosaures, notamment des brontosaures et des raptors. Comme je le pensais, ces races n’ont pas disparu, mais ce sont réfugiées à l’intérieur de la Terre. Je t’attends pour explorer ce nouveau monde. Nous allons révolutionner la science. Ton dévoué Von Croy. »
Lara bailla.
— Winston, une balade à l’intérieur de la Terre vous tente ?
— Vous savez, avec mes rhumatismes, je préfère éviter le froid et l’humidité. Pourquoi ?
— Von Croy vient de découvrir l’entrée de la Terre creuse. Il me propose de le rejoindre.
— Seigneur, s’exclama Winston, depuis le temps qu’on la cherchait. Je prépare vos bagages tout de suite.
— Non, laissez tomber, je n’ai pas l’intention d’y aller.
— Mais enfin, s’étonna Winston, c’est une découverte historique.
— Oui, mais sans moi. J’en ai soupé des dinosaures.
— Et en plus il y a des dinosaures ?
— Winston, il y a toujours des dinosaures dans un monde perdu, pas de quoi sauter au plafond. C’est devenu d’un commun.
Elle bailla à se décrocher la mâchoire. Soupira en enfouissant sa tête dans ses bras pliés sur la table :
— Je pourrais dormir jusqu’à la fin des temps.
Soudain un pigeon se posa sur le rebord de la fenêtre, les plumes trempées, en poussant des roucoulades.
Winston ouvrit la fenêtre, s’en empara, détacha le petit cylindre fixé à sa patte, et le posa devant Lara dans un petit clac sur la table en formica.
— Miss Croft, un message pour vous, dit-il en plaçant le pigeon dans l'évier.
Lara ouvrit un œil, puis l’autre. Regarda le cylindre posé devant son nez. Se redressa. Dévissa le bout. Sortit un papier. Le déroula et le parcourut.
— Décidément, c’est la journée, c'est le fils de Bartoli. Il m’informe qu’il a trouvé la carte conduisant au trésor caché de Venise. Il me demande de venir le rejoindre.
— Celui qui ressemble à Brad Pitt, qui ne rêve que du temps passé, et qui est amoureux de vous ?
— Oui, je le reconnais bien là avec ce pigeon voyageur, mais en ce moment j’ai pas trop envie de crapahuter dans Venise avec un prétendant qui me couvrira de roses et de diamants.
— Je connais des femmes qui n’hésiteraient pas une seconde.
— J’ai des diamants plein la cave dans mes coffres, une serre remplie de roses, et pour ce qui est des princes charmants, je refuse du monde.
Winston secoua sa caboche.
— Bon, je vois qu’il ne pleut plus. Je vais aller respirer l’air frais. Ça me réveillera peut-être.
Lara prit l’ascenseur et se retrouva sur le vaste toit du manoir.
Les nuages obstruaient toujours le ciel. La campagne s'étendait au loin. Des moineaux gazouillaient à gorges déployées.
Elle monta un petit escalier conduisant sur une estrade surélevée.
De là-haut, elle vit les haies vertes du labyrinthe, la cache secrète, le toit en verre de la piscine couverte, le jardin, les obstacles du parcours du combattant, la longue piste tortueuse avec le Quad.
Lorsqu’un téléphone, fixé contre une cheminée, dans une niche en plexiglas, carillonna.
Elle alla décrocher le combiné.
— Oui, allô ?
— Lara, c’est toi ? Salut, c’est Kurtis.
— Je t’entends mal.
— Oui, y a de la friture sur la ligne, je te téléphone du pole sud.
— Du pole sud ? Mais qu’est-ce que tu fais là-bas ?
— Je crois bien avoir découvert l’Atlantide. Je suis sur le lac de Vostok, tu sais, celui qui se trouve sous quatre kilomètres de glace. On a foré un gigantesque trou avec un laser géant, j'ai fait une première plongée avec un bathyscaphe, et devine ce que j'ai vu ? Des temples immergés. Je t’attends pour découvrir la suite avec toi.
— Ecoute, Kurtis, continue sans moi, là je fais un break.
— Mais enfin, Lara, tu n’arrêtais pas de me parler de l’Atlantide, là il y a de grandes chances que ce soit elle, tu devrais déjà être dans l’avion. Qu’est-ce qui se passe ?
Lara bailla une nouvelle fois.
— Je suis claquée. J’en ai marre de crapahuter dans le monde, d’escalader des montagnes, de plonger dans les océans, de flinguer des bestioles.
— Mais tu rigoles ? s’écria Kurtis. Je te reconnais plus.
— Ben ça arrive. Bon, je te laisse, amuse-toi bien, tu me raconteras. Bye !
Lara raccrocha, trouva qu’il faisait quand même un peu frais, et reprit l’ascenseur.
Elle passa par le bureau et se connecta à Internet.
Sa messagerie regorgeait de mails.
Elle parcourut rapidement les expéditeurs, en élimina une bonne partie sans les ouvrir, s’arrêta sur un mail, cliqua dessus.
C’était Séraphine, la fille de Miss Natla. Depuis l’affaire avec sa mère dans Tomb Raider 1, elles étaient devenues copines.
« Salut Lara, tu vas pas me croire, je suis avec Claire Redfield et on chasse les monstres du côté de la Russie, dans une petite ville perdue, ou on a pu dégoter un cyber bistrot. Un labo du coin a fabriqué un virus mutagène ultra virulent, encore plus puissant que celui de Racoon City. Et les monstres sont de retour, comme au bon vieux temps de Resident Evil. Remarque, avec maman c’était pas triste non plus. Moi et Claire on s’éclate un max. Rejoins-nous vite, comme on sait que tu adores chasser les zombis et autres bestioles bizarroïdes, tu vas triper trop grave ! Ça gicle de l’hémoglobine dans tous les sens ! Bon, faut que je te laisse, des zombis attaquent le bistrot, et si je me dépêche pas, Claire va pas m’en laisser un seul. Gros bisous. Séraphine »
Lara esquissa un petit sourire.
— Des vraies gamines, dit-elle en tapant une réponse.
« Désolé les filles, mais j’ai pas trop envie de goulache sanglante en ce moment, mais plutôt de calme et de sérénité. Eclatez-vous bien et gardez-moi l’aile et la cuisse ! Bisous. Lara »
Elle cliqua sur envoi et éteignit le pc.
Dehors la pluie tombait de nouveau avec fracas.
Lara fila au salon, prit la télécommande sur la table basse, s’affala dans le canapé, alluma la télé écran géant et zappa sur Euronews.
Au bout d’un moment, elle cligna des yeux et s’endormit.
Un hiti à la peau grise, la tête hypertrophiée et le corps rachitique, apparut dans un rayonnement de lumière.
— N’aie pas peur, Lara, dit-il, ce n’est pas un rêve, je m’appelle Xerox et je viens d’Alpha du Centaure. Nous vous observons depuis des siècles, et le moment est venu d’établir un contact. Nous t’avons choisie pour être notre ambassadrice. Nous allons téléporter ton esprit dans notre monde, tu y découvriras notre civilisation et tous ses progrès, que nous partagerons avec vous.
— Une autre fois, répliqua Lara, là je fais un break. Repassez le mois prochain, je serai plus disponible.
— Aaargh, cracha Xerox, puisqu’il en est ainsi, nous proposerons nos connaissances à une autre planète. Adieu.
Et il se dématérialisa.
Lara se réveilla.
— Je peux même pas dormir tranquille. Mais pourquoi toujours moi ? C’est quand même dingue, il n’y a pas que moi sur cette planète.
Elle s’étira sur le canapé.
Le téléphone sonna dans le couloir.
Winston alla décrocher. Ecouta. Entra dans le salon.
— Miss Lara, c’est Stella Mc Cartney.
— Stella ? demanda-t-elle étonnée. Qu’est-ce qu’elle veut ?
Winston sortit et revint trente secondes plus tard.
— Elle organise son défilé haute couture automne hiver à Stonehenge et elle aurait besoin de vous comme mannequin vedette.
Le corps soudain électrocuté, Lara bondit du canapé, bouscula presque son majordome et se précipita excitée sur le téléphone.
— Allô, Stella ? Oui ! Oui ! Fabuleux ! Tu es déjà sur place ? Oui, j’arrive ! A plus ! Bisous !
Dix minutes plus tard, vêtue d’une combinaison en cuir, des bottes enfilées et sanglées speed, Lara déboula dans le garage, passa au pas de course devant sa Rolls, sa Porsche, son Aston Martin, sa Jaguar, sa Lamborghini, sa jeep, son VTT, enfourcha sa Ducati 996, ajusta sur sa tête son casque intégral, fourra ses mains dans des gants rembourrés.
Winston eut juste le temps d’ouvrir la moitié droite de la grille.
Lara fonça couchée sur sa moto dans un vrombissement assourdissant, roula dans une grande flaque et disparut au bout du chemin.
Le visage dégoulinant d’eau, son costume queue-de-pie trempé, Winston brandit son parapluie noir et brailla :
— Sale petite peste de fille à papa !
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